Dans un centre d’appels offshore de Siliana, dans le nord-ouest de la Tunisie, en 2013. Le secteur emploie encore 22 000 personnes. Photo Pierre-Yves Marzin. Riva Press
Dérégulation, évolutions technologiques et concurrence internationale ont eu raison de l’eldorado des hot-lines offshore qui ont prospéré dans le pays pendant plus de quinze ans.
L’ironie est cruelle pour Imad. Téléconseiller chez le français Teleperformance, un des leaders mondiaux des centres d’appels, ce détenteur d’un master de recherche en sciences de l’informatique traite les demandes d’abonnés ADSL pour un opérateur français. «On a six minutes trente pour régler le problème des gens. C’est un travail très stressant, mais c’est juste le temps que j’en trouve un autre qui me corresponde.» Ce jeune diplômé, surqualifié pour le poste, aimerait plutôt se faire embaucher comme informaticien en charge de l’ADSL par une boîte de télécoms française. Comme lui, peu de jeunes Tunisiens rêvent d’une carrière dans le pays et dans le secteur. Car ici, le grand mirage des centres d’appels est terminé : le marché est à un tournant technologique qui laisse peu d’espoir. Le chiffre d’affaires est certes encore estimé à 300 millions de dollars (près de 269 millions d’euros) par le ministère des Technologies de l’information et de l’Economie numérique, et la Tunisie compte 364 centres d’appels pour 22 000 employés. Des chiffres remarquables pour une activité qui n’est apparue qu’en 1999, qui doivent beaucoup au volontarisme étatique.
Conscient de la manne financière possible, notamment avec l’apport de devises, l’Etat a augmenté de plus de 15 % ses investissements dans les télécoms entre 2003 et 2007. Tunisie Télécom, l’opérateur public de téléphonie, a installé des lignes spécialisées qui relient les centres d’appels à son réseau pour éviter les encombrements. La fibre optique est commercialisée dès 2012, deux ans avant le Maroc, son rival. C’est une avancée technologique majeure pour les centres d’appels offshore, ceux qui travaillent pour l’international et qui représentent 321 sociétés. La Tunisie fait à l’époque figure d’avant-gardiste au sein des pays émergents en matière de nouvelles technologies, et les centres d’appels en ont profité à plein. Jusqu’en 2011, elle est la première du continent africain dans le classement Networked Readiness Index, l’indicateur établi par le Forum économique mondial qui mesure le degré de préparation d’une nation à participer et à bénéficier des technologies de l’information de la communication.
Fiscalement, les centres d’appels offshore jouissent de l’exonération de l’impôt sur le revenu pendant dix ans (plafonné à 10 % depuis 2014) et d’une prise en charge par l’Etat de la part patronale pendant cinq ans pour les diplômés du supérieur lorsqu’ils accèdent à leur premier emploi. «C’était la belle époque, se remémore Anis Mabrouk, qui travaillait alors pour Phone Control, prestataire pour centres d’appels. On pouvait faire jusqu’à trois installations par semaine.»
Hussards
Paradoxalement, c’est cet esprit de liberté et de dérégulation qui a introduit le ver dans le fruit. Le gouvernement a supprimé en 2007 toute procédure administrative pour la création de centre d’appels. Aussitôt, une nouvelle niche s’est développée : la location de positions (postes opérationnels). Des investisseurs se mettent alors à équiper un local et le louent à des centres d’appels créés ex nihilo. A côté des grands bâtiments abritant les centaines de téléconseillers, des structures de quelques dizaines d’employés squattent des lieux plus ou moins adaptés à l’activité. Ces nouveaux acteurs cassent les prix, car les investissements requis sont réduits à peau de chagrin. «C’est n’importe quoi, s’emporte Mamdouh Oueslati, patron du centre d’appels Sirius. Ils restent quelques mois, et ils disparaissent. Généralement, une partie du contrat est payable à l’avance. Certains touchent l’argent et ferment aussitôt. Ils ruinent notre réputation.»Le gérant, dont la société possède 35 positions, a dû s’adapter. Face au nivellement par le bas, il a choisi de ne travailler qu’avec un seul client étranger pour lui proposer du sur-mesure, mais avec le risque que ce dernier ne le quitte à tout moment. D’autres décident de louer eux-mêmes une partie de leurs locaux à ces hussards de la téléphonie, s’assurant ainsi un revenu fixe.
L’arrivée de logiciels libres de centre d’appels, comme Vicidial, a également mis la profession sens dessus dessous. Là, même plus besoin de louer un local ni de fournisseur, un ordinateur suffit. «Il faut quand même un technicien expérimenté pour l’installer, nuance Anis Mabrouk, mais les logiciels sont assez complets.» Pour autant, ils souffrent d’un handicap : les communications se font uniquement via Internet, ce qui les rend moins stables que celles qui empruntent une passerelle téléphonique classique. Ces centres low-cost ne peuvent pas prétendre aux contrats des grandes sociétés, qui cherchent une fiabilité maximale. Mais leur présence permet à ces dernières de faire pression sur leur sous-traitant. «Pour les contrats de gros volume comme une hot-line, le client peut exiger une facturation à la minute parlée. S’il s’agit de support technique, le centre d’appels peut n’être payé que si le problème est résolu. Le secteur devient très fragile», se désole Ridha ben Abdessalem, président de la chambre syndicale des centres d’appels auprès de l’Utica (patronat).
Par ailleurs, les progrès technologiques tarissent le filon : les nouvelles offres «omnicanaux» proposent en effet la résolution automatique de demandes autrefois traitées par les téléopérateurs. Ces réponses robotisées sont déclinables sur tous les supports écrits : SMS, réseaux sociaux, sites internet, etc.«Les logiciels analysent sémantiquement la demande de l’internaute pour trouver une solution en temps réel», explique Anis Mabrouk, qui y voit cependant un moyen pour les centres d’appels de faire plus de qualitatif : «Plus le particulier interpelle une société sur les réseaux sociaux ou autres, plus il exige des réponses affinées auxquelles seul un humain pourra répondre.»
La téléprospection, la télévente ou le télémarketing, missions historiques des centres d’appels, ne sont pas encore concernées par la robotisation. C’est sur ces créneaux que les petits malins, affranchis de toute contrainte technologique et administrative, pullulent en Tunisie. Leur seul obstacle : l’obtention des fichiers clientèles, graal indispensable pour pourrir la vie des consommateurs.
Dans un café du centre-ville de Tunis, Ahmed (1) fait défiler sur son écran un large assortiment de listes. «Tu veux des fichiers ? Dis-moi, je les aurai.» Il y a quelques années, Ahmed, bien loin des services de support technique, a été élu meilleur «voyant par téléphone» d’un centre d’appels spécialisé. «Vivre sur le dos de la détresse des gens, c’était mon gagne-pain, et j’étais doué, explique-t-il. Prédire un horoscope, vendre un contrat d’assurance, c’est la même chose. Il faut la fibre commerciale.» Actuellement à cours d’argent, il se tâte à louer des positions avec des amis : «Une position, ça revient à 200 euros par mois. Je peux en gagner entre 1 000 et 1 500 euros sur la même période.»
«Esclavagistes»
L’Etat a tenté de réguler le statut en créant des centres de formation. Le programme lancé en 2009 s’est arrêté dès 2012 à Tunis et survit tant bien que mal à Sousse, dans l’est du pays. «Il s’agit d’une formation en alternance sur deux ans. Mais après le premier stage, les étudiants quittent l’école. Les centres d’appels promettent de les embaucher et de les former eux-mêmes. En première année, on avait 60 inscrits, en seconde, seulement 4 ou 5», explique un responsable de la formation à Tunis. Une absence de réglementation qui fait une victime : l’employé. Le secteur n’a jamais été connu pour sa politique sociale, comme le reconnaît à sa manière ce gérant : «Parler aux journalistes ? Pour se faire traiter d’esclavagistes, non merci.»
Avec la concurrence sauvage, les centres d’appels utilisent les téléopérateurs comme variable d’ajustement : pause non payée et réduite, heures supplémentaires non comptabilisées, harcèlement… Le salaire n’est pas mauvais, autour de 700 dinars (284 euros) plus primes pouvant être conséquentes (le salaire minimum est de 338 dinars), mais les employés, beaucoup de diplômés du supérieur embauchés pour leur bon niveau de français, se sentent, comme Imad, humiliés. Des mouvements de grève ont eu lieu en juin pour une meilleure reconnaissance.
L’UGTT, principal syndicat du pays, a ainsi écrit à l’ambassade de France pour dénoncer le sous-traitant qu’elle emploie, TLS (groupe Teleperformance), qui gère les rendez-vous pour l’obtention des visas Schengen : il menace de renvoyer trois salariés «pour leur activité syndicale», assure Mongi ben Mbarek, secrétaire général UGTT de la fédération des centres des télécommunications. Le syndicat réclame d’ici à la fin de l’année la mise en place d’une convention collective, appuyé par le syndicat international UNI Global Union et le français SUD. L’Utica s’y oppose, car «cela favoriserait les centres d’appels étrangers qui n’auront pas de mal à s’aligner», souligne Ridha ben Abdessalem. «Les petites sociétés ne pourront pas survivre.»
Pendant ce temps-là, les concurrents se mobilisent : Madagascar et l’île Maurice sont sur le point de se doter d’un troisième câble de fibre optique. Le Maroc développe des structures nearshore (délocalisation régionale ou vers un pays proche), comme le Casanearshore Park de Casablanca, qui cible les centres d’appels européens. Ce qui n’est pas forcément un drame pour la Tunisie, qui semble se préparer à l’étape suivante : après avoir envisagé de développer les centres d’appels, le technopôle El-Ghazala, à Tunis, a finalement abandonné le projet. La responsable de la communication du centre d’innovations, Monia Jendoubi, affirme que le secteur n’est plus le bienvenu : «Nous visons les activités à plus haute valeur ajoutée.»
(1) Le prénom a été modifié
Source :liberation.fr
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